Prix du roman 2017

2 lauréats ex aequo :
Natacha Appanah pour Tropique de la violence
Jean Baptiste Del Amo pour Règne animal

Nathacha Appanah est née le 24 mai 1973 à Mahébourg; elle passe les cinq premières années de son enfance dans le Nord de l'île Maurice, à Piton. Elle descend d'une famille d'engagés indiens de la fin du XIXe siècle, les Pathareddy-Appanah.
Après de premiers essais littéraires à l'île Maurice, elle vient s'installer en France fin 1998, à Grenoble, puis à Lyon, où elle termine sa formation dans le domaine du journalisme et de l'édition. C'est alors qu'elle écrit son premier roman, "Les Rochers de Poudre d'Or", précisément sur l'histoire des engagés indiens, qui lui vaut le prix RFO du Livre 2003.


Nathacha Appanah :
« Sur l’île Maurice, il y a une vraie dynamique littéraire »
L’écrivaine mauricienne décrit dans « Tropique de la violence », sélectionné pour les prix Goncourt et Médicis, l’univers ultra violent des adolescents de Mayotte.
Le sixième roman de la Mauricienne Nathacha Appanah a pour décor l’île de Mayotte. Loin de l’image du paradis tropical, il nous plonge dans l’univers sordide et ultra violent des adolescents de Gaza, un bidonville proche de Mamoudzou, la plus grande ville du 101e département français. Dans Tropique de la violence (éd. Gallimard), l’écrivaine raconte l’histoire de Moïse, un enfant de quelques jours arrivé sur l’île à bord d’un « kwassa sanitaire », un canot de pêche utilisé par les migrants qui font la traversée depuis les Comores, puis abandonné par sa mère à cause de ses yeux vairons. Dans ce roman rude, écrit avec force et réalisme, plusieurs destins vont se croiser et se répondre comme dans une polyphonie. L’ouvrage figure dans la première sélection des prix Goncourt et Médicis.


Comment avez-vous approché l’univers que vous décrivez dans « Tropique de la violence » ?
Nathacha Appanah : J’ai vécu à Mayotte de 2008 à 2010. J’y suis arrivée de façon naïve, en suivant mon époux, qui était muté là-bas. Je pensais que ça allait être formidable et me disais que ma fille allait vivre la même enfance îlienne et tropicale que moi. Puis, très vite, je me suis rendu compte que c’était une île qui ne se laisserait pas appréhender aussi rapidement, et que j’étais pétrie de clichés sur elle. Mayotte est assez étrange et provoque chez certains le « syndrome de l’Inde » [un trouble psychique ayant pour cause le choc des cultures], tel que le décrit le psychiatre Régis Airault. J’ai réalisé après mon retour que j’en parlais constamment, car je gardais un très grand attachement pour ce pays.
J’y suis retournée l’année dernière avec un carnet et un crayon. Je voulais regarder et valider un imaginaire. J’avais déjà écrit la moitié du livre et voulais valider des bruits, un parfum, des sensations. Le bidonville que je décris existe vraiment. Un ami mahorais m’a dit : « Mais pourquoi tu as donné à ce bidonville le nom de Gaza ? » Simplement parce que c’est son nom. Je me devais d’y entrer. Ma couleur m’a aidée mais aussi le fait que je veuille écrire un livre. Les jeunes ont accepté la simplicité de ma démarche comme une preuve de bonne foi.


Avez-vous rencontré des « Moïse » ou des « Bruce », ces jeunes dont vous racontez le parcours ?
A côté de la maison où j’ai vécu lors de mon premier séjour, il y avait une aire de jeux sur un terrain vague. Un matin, j’ai vu des jeunes dormir sur des matelas posés sur une table de ping-pong. C’était alors comme si cette île pleine d’enfants qu’est Mayotte se confrontait avec une réalité. Des amis m’ont expliqué que les parents de ces enfants étaient arrivés clandestinement sur l’île française, depuis les autres îles des Comores, Anjouan ou Mohéli. Quand ils se faisaient arrêter par la police, ils déclaraient ne pas avoir d’enfants pour éviter que ceux-ci soient expulsés.
Dès 2009, des amis m’ont dit : « L’île va devenir une poudrière car il n’y a aucune structure pour eux et, quand ils seront ados, ça va être un problème. » Ce qui effrayant, c’est que des voix se sont élevées pour prévenir du risque. Dès 2010-2011, il y a eu des missions et des rapports officiels sur les mineurs isolés.


On sent une vraie intensité dans cette rencontre avec Mayotte et le besoin d’y revenir. Peut-on dire que Mayotte est un fantôme qui vous poursuit ?
Absolument. Ce que j’ai découvert pendant mon dernier séjour, c’est que la présence des fantômes à Mayotte est extrêmement palpable, c’est-à-dire que la mémoire de toutes ces personnes qui meurent dans le lagon, ou arrivent mourantes puisque il y a des kwassa sanitaires avec des grands blessés, des grands brûlés, passe sur cette terre. Je l’ai remarqué l’année dernière et c’est pour cela que deux de mes personnages sont… morts.
Quand je suis rentrée en France, j’ai complètement cassé la forme du roman. Il n’y avait qu’une seule voix dans sa forme initiale. J’ai pensé qu’il fallait donner à voir la complexité des destins, des ambitions, des situations, mais aussi la complexité de la réponse humaine. Tous les personnages du livre sont aux prises avec cette île et y répondent différemment. Cela m’a confortée d’écrire un texte où tout le maquillage stylistique n’existe pas, où il n’y a pas d’atours. J’ai alors pensé que j’étais dans le vrai.


Vous dites parfois que la peinture vous aide pour écrire. Est-ce que cela a été le cas pour ce livre ? On ne peut pas faire autrement que d’y penser, parce que c’est une île extrêmement poétique avec des accords de couleurs que l’on n’imaginerait pas, même dans le bidonville. On ne peut pas s’empêcher de penser à la peinture, mais aussi à la poésie. C’est une île qui dégage beaucoup de tendresse. Est-ce grâce à la résilience ? La beauté ? Mayotte offre l’un des plus beaux lagons du monde, un terrain de mangroves incroyable. C’est un îlot qui n’apparaît qu’à marée basse, comme un fantôme.

 
Aviez-vous une exigence politique en écrivant ce livre ?
Si la politique, c’est le quotidien des gens, le point de vue des non-puissants, alors oui, c’est un livre politique. Mais si la politique, c’est la théorie et les rapports, alors non. Mon ambition a toujours été de faire le livre le plus juste possible en étant au cœur des choses et que les personnages soient incarnés dans toute leur chair et leur complexité.
Mayotte est un concentré de toutes nos problématiques actuelles. C’est un cas d’école du déplacement des populations, des problèmes écologiques, de l’identité. Tout ce qui est au cœur même de notre monde actuel est aujourd’hui concentré sur cette petite terre.


Cette « petite terre » vous semble-t-elle oubliée ou abandonnée, si loin de Paris ?
Mayotte est isolée, mais l’Etat y est présent à travers l’école, l’hôpital… C’est sidérant : Mayotte est la première maternité de France [En 2015, 9 000 bébés sont nés dans le département, un record pour Mayotte, qui affiche une croissance démographique cinq fois plus importante que le reste de la France]. A l’école, les classes sont surchargées, mais il y a des proviseurs incroyables qui organisent un roulement des heures afin de donner des cours au plus grand nombre. Ce n’est pas une terre oubliée, mais, à l’heure de la crise financière, c’est une île où l’on colmate et où la coopération régionale est inexistante. L’attachement à la France y est immense.


Vous avez déclaré il y a quelques années que les auteurs mauriciens n’étaient pas toujours considérés sur leur île. Le déplorez-vous encore aujourd’hui ?
Il y a beaucoup plus d’auteurs aujourd’hui et je pense que les choses ont changé. Il y a énormément de jeunes qui écrivent de la poésie et, ce qui me réjouit, c’est que de nombreux Mauriciens écrivent en français, en anglais et en créole. Je trouve cela formidable, car ils jonglent avec les trois langues. Il y a aussi des auteurs qui écrivent en anglais et en tamoul et il y a une vraie dynamique mauricienne.
Mais quand j’ai dit à Maurice que j’écrivais sur Mayotte, on m’a parfois dit une phrase toute bête : « Ah, tu retournes dans l’océan Indien », comme si c’était bien de revenir au tiroir dans lequel on m’avait rangée. C’est comme si je n’étais pas légitime pour parler d’autre chose, mais que je le suis pour parler de l’océan Indien. Et, à Mayotte, on m’a aussi bien fait comprendre que je n’étais pas mahoraise, mais mauricienne.

Propos recueillis par Gladys Marivat et Pierre Lepidi du journal LE MONDE

 
Jean-Baptiste Del Amo :
De son vrai nom Jean-Baptiste Garcia, est un écrivain français, né à Toulouse le 25 novembre 1981, vivant à Montpellier. Le nom Del Amo est celui de sa grand-mère, l’auteur ayant été encouragé à changer de nom par son éditeur, Gallimard publiant au même moment un roman d’un autre auteur originaire de Toulouse et portant le même nom (Tristan Garcia, La meilleure part des hommes). En 2006, il reçoit le Prix du jeune écrivain pour sa nouvelle Ne rien faire, écrite à partir de son expérience de quelques mois au sein d’une association de lutte contre le VIH en Afrique.
Ce texte court, qui se déroule en Afrique le jour de la mort d’un nourrisson, est une fiction autour du silence, du non-dit et de l’apparente inaction. Fin août 2008, son premier roman, Une Éducation libertine, paraît dans la Collection Blanche chez Gallimard. Il est favorablement accueilli par la critique et reçoit le Prix Laurent-Bonelli Virgin-Lire, fin septembre 2008. L’auteur ramène sa technique à celle de Gustave Flaubert, relisant à haute voix ses phrases pour les affiner. C’est encore Flaubert et L’Éducation sentimentale qu’évoque le titre de ce premier roman, pourtant initialement intitulé Fressures. En mars 2009, Jean-Baptiste Del Amo se voit finalement attribuer la Bourse Goncourt du premier roman, à l’unanimité dès le premier tour de scrutin.
 

Le 25 juin 2009, c’est au tour de l’Académie française de lui décerner le prix François Mauriac. Ont suivi Sel en 2010 et Pornographia en 2013,
Règne animal est son quatrième roman.


Une fresque puissante, où le sort d'une famille d'éleveurs reflète la violence qui imprègne nos vies.
Le texte court au ras des corps, tragique et halluciné, âpre et lyrique tout à la fois, radical et violent jusqu'au malaise. Corps au travail, harassés, malmenés, cabossés. Corps blessés, « suintant et dégorgeant le sang, le pus et la glaire ». Corps jouissant, en quelques gestes heurtés, rapidement emportés en un dernier spasme « qui pourrait être celui d'une agonie ». Organique, vibrant, Règne animal fouille les entrailles d'une famille d'éleveurs du Gers, minuscules paysans devenus entrepreneurs, propriétaires d'un élevage industriel de porcs où les truies allaitantes, entravées par des sangles et des barres de métal, survivent sur des plaques de fibrociment.
La fresque s'étend sur le xxe siècle, prend sa source dans la nuit d'une petite exploitation familiale où les protagonistes n'ont pas encore de nom, juste « le père » ou « la génitrice », victimes d'un destin qu'ils n'ont pas choisi, collés au bétail et à la terre où s'infiltrent le sang des bêtes et la sueur des hommes.
A cette violence archaïque s'ajoute bientôt celle de la grande boucherie de la guerre de 14, avant que le récit ne passe brutalement à 1981, année de naissance de l'auteur, quand les porcs sont devenus des machines high-tech, la ferme une usine à viande et les hommes des esclaves de la course au rendement. Le texte court, sans fléchir jamais, fascinant de noirceur, s'attache aux détails, traque les gestes et les regards, précis jusqu'à l'hyperréalisme. Il dit les odeurs et les humeurs, les suintements, la sueur et le sang et le foutre et la merde, le martyre des animaux et la souffrance des hommes. Jean-¬Baptiste Del Amo, inspiré et engagé, explore avec une singulière puissance la violence faite aux animaux, s'interroge sur la transmission de cette brutalité d'une génération à l'autre, et pose in fine la question de notre humanité. Ce quatrième roman est sans doute son meilleur.

Michel Abescat du magazine Télérama